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June 4, 2010

Un livre à lire



Que demande le peuple ?
Trois siècles de représentations des «pauvres» analysés par l’universitaire Déborah Cohen
Par JEAN-YVES GRENIER

Déborah Cohen. La Nature du peuple. Les formes de l’imaginaire social (XVIIIe-XXIe). Champ Vallon, «La chose publique», 448 pp., 27 €.

Qu’est-ce que le peuple au XVIIIe siècle ? Pendant longtemps, au moins jusqu’aux années 1760, il est absent des livres et des discours, si ce n’est pour affirmer sa soumission au roi. «Les élites ne voient pas le peuple», écrit Déborah Cohen, c’est «un regard qui sait d’avance». Et ce savoir est nourri d’un a priori radical selon lequel la pauvreté, ou l’appartenance au peuple, n’est pas un phénomène social mais un fait de la nature, voulu par la providence. Etre mendiant, voleur ou vagabond est pensé comme relevant d’une nature dont on ne peut pas se défaire. Nul besoin de rechercher les identités singulières, car l’individu de basse condition n’a pas de personnalité propre, seul compte l’appartenance à un collectif. Pour les dominants, «il n’y a pas d’hommes et de femmes du peuple, seulement des masses, des groupes, des agrégats, le plus souvent en émeute». Le peuple est perçu comme tout entier du côté du corps, incapable de réflexion politique. Dès lors, il ne peut qu’être par nature profondément séditieux. La crainte de la révolte est profonde chez les élites. Pourtant, aucun soulèvement important ne se produit au cours du XVIIIe siècle, avant 1789.

Hiérarchie.

Après le milieu du siècle, la représentation du peuple devient moins abstraite et le schéma théologique s’efface en partie au profit de descriptions plus concrètes du paysage social. Cette évolution s’explique par la place considérable prise par le sentiment, le désir de ressentir une émotion face à des individus réels, au sein d’une génération marquée par la lecture de Jean-Jacques Rousseau. La providence divine n’expliquant plus l’ordre social, c’est la valeur morale qui détermine désormais la hiérarchie. Quand un individu issu du peuple fait preuve de vertu, il faut seulement le plaindre d’y appartenir par erreur. Quant aux autres, les seuls qui trouvent grâce aux yeux des dominants dans la littérature, ce sont ceux qui acceptent l’ordre tel qu’il est et s’y soumettent. L’enseignement tiré par Déborah Cohen de ce passage d’une loi de nature à une approche qui se veut plus empirique, c’est qu’il y a peu de changement dans la faible considération accordée par les élites au peuple. Et quand les premiers économistes font accepter des lois pour libéraliser le commerce des grains et que se multiplient les séditions contre le prix du blé qui s’envole (c’est la «guerre des Farines», en 1775), ils voient dans ce mouvement irrationnel de la foule «la fantaisie d’une multitude ignorante, effrayée», selon l’expression de Condorcet.

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Imaginaire.

Après le regard des élites, l’ouvrage s’interroge sur la représentation que le peuple a de lui-même, question délicate car les autobiographies populaires sont rares. Déborah Cohen montre avec finesse comment cette représentation oscille entre une intériorisation de l’ordre voulu par les élites et des tentatives pour échapper à son destin social. La plus spectaculaire est le changement d’identité, comme cette «demoiselle de Brulle», en fait une fille de perruquier, qui prétend être la veuve d’un aristocrate avant de finir à la Bastille, où elle écrit ses mémoires en 1761. Echanger ainsi les rôles, c’est manifester l’impossibilité d’une mobilité sociale, mais c’est aussi affirmer, contre le discours naturaliste des élites, qu’une femme ou un homme issu du peuple peut ressembler à s’y méprendre à un aristocrate.
Déborah Cohen s’interroge également sur les analogies entre le monde d’hier et celui d’aujourd’hui. Les XIXe et XXe siècles ont abordé le peuple au travers de la «question sociale»,une réflexion sur le prolétariat ouvrier et sur la promesse républicaine d’une promotion possible. Le début du XXIe siècle est en régression, ressemblant sur bien des points au XVIIIe. Même blocage de l’ascenseur social, même insécurité et, surtout, mêmes explications qui stigmatisent les pauvres et les rendent responsables de leur situation.
Comme au XVIIIe siècle, le groupe populaire est éclaté, ayant perdu la relative unité que pouvait donner le sentiment d’appartenir au monde ouvrier. Il devient les exclus, les immigrés, les jeunes de banlieue, les chômeurs en fin de droits… Cette dispersion ne donne du peuple qu’une définition par la négative. Comme avant 1760, l’imaginaire a pris le pas sur l’analyse empirique. Et de l’imaginaire aux fantasmes angoissés, il n’y a qu’un pas.

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