LeMonde: To each his own disorder **fr
par Catherine Vincent
17 Janvier 2006
De sa maison d’enfance, Laure se souvient de la saleté. De l’accumulation constante de jouets, de livres, de vêtements. Sa mère, dépressive et débordée, ne parvenait pas à juguler le désordre produit par ses quatre enfants. Devenue mère à son tour, Laure, pour dompter sa propre confusion et pour que son bébé grandisse dans la propreté et l’harmonie, se mit à ranger. Mais le combat reste sans fin : elle lutte avec énergie mais sans méthode, ne cesse de perdre la bataille et d’en être insatisfaite. Fatalité familiale ? Pas si simple. Laure aurait pu évoluer différemment, se révéler plus détendue, ou plus stricte, quant à la tenue de son intérieur. La preuve : sa soeur cadette, qui vit dans un aimable fouillis, s’en accommode très bien. Tandis que son frère aîné, lui, attache un soin maniaque au rangement de ses disques et de ses chaussures. Mais c’est un fait :mêmes’il est modelé par notre caractère et notre vécu ultérieur, notre rapport avec l’ordre et avec le désordre, adulte, est grandement conditionné par la manière dont il nous a été transmis aux premiers âges de la vie.
« Avoir une chambre bien rangée, cela ne présente a priori aucun intérêt pour un enfant », remarque la psychothérapeute Emmanuelle Rigon. Mais comme on se charge très tôt – à la crèche, à l’école, à la maison – de le lui inculquer, ce facteur essentiel d’intégration sociale ne tarde pas à faire sens pour le petit d’homme. Véhiculant au passage toute une série de concepts – autorité, obéissance, toutepuissance parentale – qui laisseront durablement leur marque.
Une terrible angoisse
Selon qu’il ait intégré le modèle familial ou en ait pris le contre-pied, selon qu’il en garde un souvenir heureux ou douloureux, chacun adoptera ainsi à l’âge adulte, souvent à son insu, un mode de relation particulier avec l’ordre ménager. Avec, aux deux extrêmes, des comportements quasi pathologiques. L’attitude compulsive de celui qui ne peut s’empêcher de passer l’aspirateur deux fois par jour ou de ranger ses vêtements par couleurs cache toujours une terrible angoisse. Et celui qui se laisse envahir par un véritable capharnaüm – au point, par exemple, de ne plus pouvoir ouvrir les portes – est en général en proie à de vraies difficultés psychiques.
Et les autres ? Ceux qui, ni grands obsessionnels ni spécialement pagailleurs, gèrent tant bien que mal le bric-à-brac récurrent de leur intérieur ou de leur bureau ? « Quelle que soit notre manière de vivre, il se produit chez chacun de nous un déplacement symbolique entre le psychisme et la gestion des objets », affirme Mme Rigon, pour qui « le chaos représente la vie, et l’ordre absolu, la mort ».
Besoin d’ordre ou tolérance au désordre, les forces qui nous dirigent dans ces directions opposées varient selon les moments de la vie, selon que l’on est seul, en couple ou en famille, selon le sexe, l’âge et les humeurs… Mais elles recèlent, toujours plus de sens qu’elles n’en laissent voir.
« Les notions d’ordre et de désordre ne sont pas seulement psychologiques, rappelle Alberto Eiguer, elles sont aussi éthiques et politiques. » Pour ce psychanalyste, auteur de L’Inconscient de la maison (éd. Dunod, 2004, 164 p., 21,90 euros), l’excès de rangement constitue « une tentative de s’assurer que rien n’est désordonné du point de vue moral, à l’aide de rituels souvent très stricts et d’une infinité de contenants » (tiroirs, boîtes, etc.). La tentation inverse étant de « molester cet ordre moral, en laissant libre cours aux affects et aux pulsions inconscientes ».
D’un côté, la contrainte et la sécurité ; de l’autre, l’imprévu et la liberté ? Quoi qu’il en soit, certains ne pourront s’épanouir que dans un indescriptible fouillis. D’autres sauront, dans un intérieur un peu négligé, ménager des niches de rangement (« Dans l’armoire vit un centre d’ordre qui protège toute la maison contre
un désordre sans borne », écrivait le philosophe Gaston Bachelard). D’autres encore, pour se sentir à l’aise, devront faire sans cesse place nette autour d’eux.
« Le fantasme de Mary Poppins »
De même, certains vivront entourés de piles bien rangées, dans lesquelles ils ne trouveront jamais ce qu’ils cherchent, tandis que d’autres sauront sans hésiter repêcher leur bien dans l’endroit le plus improbable… Au désordre apparent ne correspond pas toujours celui qu’on a dans la tête. Mais une chose est sûre : personne ou presque, en la matière, n’est véritablement satisfait de soi. Et les femmes – toujours majoritairement responsables des tâches domestiques – bien moins encore que les hommes. « Ma clientèle est essentiellement composée de femmes, et la majeure partie d’entre elles me demandent de les aider à mieux s’organiser dans leur maison », confirme Laurence Einfalt. Ex-cadre en entreprise et diplômée de psychologie, cette passionnée d’efficacité raconte comment elle fut frappée de rencontrer, sur son lieu de travail, « tant de femmes talentueuses freinées dans leur carrière par leurs difficultés à gérer le désordre ». Au point de créer il y a deux ans, à Paris, l’agence Jara (site Internet : www.agence-jara.com), spécialisée dans le conseil en organisation personnelle. Un défi qui lui a déjà permis d’aider une cinquantaine de femmes, sur leur lieu de vie ou (plus rarement) de travail.
« Quand je les rencontre pour la première fois, elles ont toutes le fantasme de Mary Poppins, confie-t-elle. Inconsciemment ou non, elles espèrent que je vais claquer dans mes doigts et résoudre par magie leurs problèmes de rangement ! » Mais on ne change pas en quelques semaines des modes de vie qui, souvent, remontent à l’enfance.
Après avoir identifié les besoins de ses clientes, Laurence Einfalt les fait donc travailler en profondeur, à raison d’un rendez- vous par mois pendant environ un an, pour qu’elles parviennent à changer leurs habitudes. En veillant, tout de même, à ce que ces grandes débordées ne basculent pas dans l’excès inverse. Si l’on finissait vraiment de tout ranger, n’est-ce pas la vie elle-même qui finirait?
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