L'homme qui veut faire payer Moscou
par Vincent Nouzille
Depuis quinze ans, le Suisse Nessim Gaon s'acharne à faire honorer par la Russie une créance d'un peu plus de 1 milliard de dollars. Sans succès. Mais, à 84 ans, le milliardaire, presque ruiné, ne renonce pas. L'Express l'a rencontré
«Je ne lâcherai jamais. C'est une question de principe!» Teint blême et poings serrés, le vieillard qui psalmodie ces phrases en agitant les mains a une allure de vieux fauve blessé. Assis dans son bureau blindé, au sixième étage d'un immeuble du centre de Genève, Nessim Gaon, homme d'affaires suisse de 84 ans, rumine son mauvais sort. Il affirme que la Fédération de Russie lui doit un peu plus de 1 milliard de dollars pour des opérations d'échange de pétrole contre des biens de consommation interrompues au début des années 1990. En dépit d'un combat acharné de quinze ans, ponctué de tentatives de saisies spectaculaires, le patron du groupe familial Noga (anagramme de Gaon) n'a toujours pas réussi à se faire payer.
Sa lutte s'apparente à celle du pot de terre contre le pot de fer. «Face à un Etat souverain aussi puissant que la Russie, même avec des décisions de justice en ma faveur, mes moyens de pression sont limités», confie Nessim Gaon, en recevant exceptionnellement L'Express dans sa tanière genevoise. Quasi en faillite, dépossédé de la plupart de ses biens, dont les luxueux hôtels Noga Hilton de Genève et de Cannes, l'ex-milliardaire n'a pas dit son dernier mot: «Même si cela me prend encore vingt ans, je me battrai pour que la Russie me rende mon argent», lâche l'octogénaire…
Nessim Gaon est un brasseur d'affaires éclectique, habitué aux situations acrobatiques: élevé en Egypte et au Soudan, officier de l'armée britannique durant la Seconde Guerre mondiale, ce nomade s'est installé en 1952 à Genève, multipliant les contrats de matières premières, d'Israël au Nigeria, du Brésil à New York, avec des contacts au plus haut niveau. «J'ai aidé mon ami Menahem Begin à faire la paix avec l'Egypte de Sadate en 1977», raconte fièrement le négociant. Son imbroglio avec les Russes a commencé au début des années 1990, en pleine décomposition de l'URSS.
«Le gouvernement de la nouvelle Fédération de Russie m'a demandé de l'aider, explique-t-il. J'ai fourni 100 millions de dollars de vêtements, de grains et de fertilisants, contre du pétrole. Comme cela s'était bien passé, j'en ai ensuite expédié pour 200 millions de dollars de plus. Et là… les livraisons de pétrole se sont arrêtées.» Les autorités russes lui conseillent d'envoyer pour 300 millions de dollars de marchandises supplémentaires. Il s'exécute. «Je leur ai fait confiance, résume-t-il. Le Premier ministre m'a ensuite demandé de venir à Moscou pour être payé. J'ai attendu pendant un mois dans un hôtel que les fonds soient débloqués. En vain.»
Nessim Gaon engage des procédures judiciaires afin de recouvrer sa créance, désormais contestée par les Russes. Surprise: au Luxembourg, un tribunal déniche 900 millions de dollars, sous forme de lingots, de diamants et de devises, atterris sur une dizaine de comptes de personnalités russes, dont un ancien vice-ministre des Finances d'Eltsine. Ces sommes sont placées sous séquestre en 1995, mais, comme il s'agit de comptes individuels, et pas au nom de la Fédération de Russie, Gaon ne peut mettre la main dessus. Curieusement, aucun des titulaires de ces comptes ne s'est manifesté depuis leur blocage, comme si l'argent ne leur appartenait pas. «Il pourrait s'agir d'un trésor de guerre officieux, mis de côté par les proches d'Eltsine, lorsqu'ils craignaient un nouveau coup d'Etat», estime François Roche, éditeur de la lettre Russia Intelligence, qui suit le dossier de près. Ce magot oublié dort toujours dans les coffres du grand-duché…
L'homme d'affaires suisse poursuit sa guérilla ailleurs. A Stockholm, en 1997, une cour arbitrale lui octroie 27 millions de dollars, que la Russie ne règle pas. Il essaie, en vain, de saisir les comptes bancaires de l'ambassade russe à Paris. En juillet 2000, il apprend que le navire-école russe Sedov doit parader lors des fêtes maritimes de Brest. Ce magnifique quatre-mâts intéresse le négociant, qui espère le revendre à un pays scandinave. Le Sedov est bloqué quelques jours. Les autorités russes protestent. A Paris, l'Elysée et le ministère des Transports n'apprécient guère cette saisie qui fâche Moscou. Le tribunal de Brest ordonne finalement la main-levée: le Sedov repart libre vers des eaux plus calmes…
Saisie de tableaux du musée Pouchkine
Nessim Gaon récidive en juin 2001, durant le Salon aéronautique du Bourget. Cette fois-ci, il veut faire saisir un Sukhoï et un Mig de l'armée russe! Là encore, les pressions de Moscou sur Paris font échouer la tentative. Les avions militaires redécollent le jour même du Bourget. Quelques mois plus tard, des émissaires du ministre russe des Finances, Alexeï Kudrin, paraissent décidés à régler le litige par une transaction amiable. Au début de 2003, ils semblent reconnaître une dette de 800 millions de dollars à la condition que Gaon accepte de n'en toucher que 360.
«J'étais d'accord pour transiger, mais je n'ai jamais vu la couleur de l'argent promis», s'étonne Nessim Gaon, qui, du coup, a réactivé la justice suisse. Sollicités par L'Express, des avocats de la Fédération de Russie - Maurice Harari à Genève et le cabinet Cleary Gottlieb à Paris - se refusent à tout commentaire. Leur position est connue: ils contestent la validité de l'accord de 2003, négocié selon eux par un intermédiaire non mandaté. Ils ont lancé une procédure d'arbitrage devant la Chambre de commerce internationale, à Paris, afin de faire casser cette transaction.
Dans l'attente de la décision, leur défense a néanmoins été affaiblie. En septembre 2005, le tribunal de Genève a validé un commandement de payer de 800 millions de dollars, signifié à la Russie en 2003. L'Office des poursuites du canton de Genève est chargé de recouvrer les sommes à titre conservatoire. Le 13 novembre, ses agents font saisir une partie des 54 chefs-d'œuvre impressionnistes (Monet, Manet, Renoir…) de la collection du musée Pouchkine de Moscou, exposés en Suisse depuis l'été à la fondation Pierre Gianadda, à Martigny.
De mystérieux intermédiaires
Sitôt connue, la nouvelle provoque un tollé en Russie, les officiels dénonçant une prise d' «otage» de joyaux inestimables du patrimoine russe. Sous les pressions, le département suisse des Affaires étrangères ordonne la restitution des tableaux, déclarés insaisissables, au musée Pouchkine.
Ces derniers mois, l'Office genevois des poursuites continue de s'activer discrètement sur ce dossier. Il envisage notamment de bloquer une partie des 250 millions de dollars détenus par la compagnie semi-publique russe Aeroflot au siège de l'Association internationale du transport aérien (IATA), basée à Genève. «Les Russes vont encore dénoncer une provocation médiatique», prévient un expert. Nessim Gaon n'en a cure: «S'il le faut, je ferai faire d'autres saisies, ici ou à New York». Parallèlement, il est de plus en plus courtisé par de mystérieux intermédiaires, qui prétendent à nouveau régler son litige avec Moscou à l'amiable, moyennant une décote abyssale… «J'ai refusé toutes ces propositions farfelues», explique l'homme d'affaires.
Privé de son «milliard», surendetté, Nessim Gaon est pourtant aux abois. Les Noga Hilton de Genève et de Cannes, donnés en garantie à ses banques, ont été revendus dans des conditions controversées. Il conserve des intérêts en Israël, mais il est mêlé sur place, avec ses enfants, à une faillite bancaire qui lui vaut des déboires judiciaires. Or il a déjà eu des problèmes avec la justice. En 1993, il avait été soupçonné par le parquet de Genève de «gestion déloyale» du Noga Hilton de la ville. L'affaire s'est soldée par un non-lieu, délivré en 2004 par un nouveau procureur. En revanche, en février 2005, le tribunal de Nice lui a infligé, ainsi qu'à son gendre, une peine de prison avec sursis dans le cadre de l'affaire de corruption impliquant Michel Mouillot, ancien maire de Cannes. «Je n'y étais pour rien et nous avons fait appel», plaide Gaon. Presque ruiné, accablé de soucis, fatigué, le vieux Nessim ne baisse pas la garde. «On veut m'étrangler financièrement, conclut-il. Mais, durant la guerre, j'ai échappé plusieurs fois à la mort. Depuis, je n'ai peur de personne.»
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