Jerusalem
Sari Nusseibeh - Régis Debray
par Christian Makarian
L'un, Sari Nusseibeh, vient de Palestine et signe un magnifique témoignage qui décrit la douleur et l'espérance d'un intellectuel meurtri. L'autre, Régis Debray, revient de Terre sainte en livrant un récit de voyage faussement candide, mêlant littérature et réflexion politique. Tous deux ont en commun la volonté de dépasser le conflit israélo-arabe. Pour L'Express, ils ont accepté de débattre des solutions.
Palestine musulmane et Terre sainte chrétienne ont Jérusalem comme point de convergence. Qu'évoque, dans votre for intérieur, la capitale du monothéisme?
Sari Nusseibeh: Pendant des années, je me suis essentiellement considéré comme un habitant de Jérusalem, un Hiérosolymitain authentique, enraciné, descendant d'une des plus vieilles familles de la ville. Mais en écrivant ce livre j'ai ressenti une forme de rébellion contre cette identité. J'ai éprouvé le besoin de m'affirmer en premier lieu en tant qu'être humain, de m'abstraire de ma religion et de me détacher de la ville qui était la mienne. Bien entendu, je suis fier d'être un vrai citoyen de Jérusalem, mais c'est suffocant. Il est essentiel de respirer et de prendre conscience que les hommes sont plus importants que les lieux. Ce livre m'a libéré d'un fardeau; en démontrant l'appartenance du peuple palestinien à cette terre, je me suis autorisé à franchir un stade supplémentaire. Je veux dépasser le conflit pour réfléchir à la notion de paix universelle.
Régis Debray: Je comprends très bien l'évolution de Sari Nusseibeh. On dit que Jérusalem, capitale de la Loi, appartient au monde entier. C'est en tout cas ce que voulaient croire ceux qui avaient fantasmé pour elle un statut international en 1948, comme ce fut le cas du Saint-Siège. Après quoi, l'idée d'un corpus separatum a été enfouie sous les tapis. Je trouve cela vraiment dommage. Jérusalem ferait un bien meilleur siège des Nations unies que New York. D'abord, cela assurerait une équidistance entre les deux mondes que sont l'Orient et l'Occident; ensuite, la présence de l'ONU sanctuariserait à la fois Israël et la Palestine; enfin, le problème israélo-palestinien serait internationalisé, ce qui est peut-être la seule façon de le résoudre. Cette proposition est réaliste. Mais elle n'est pas opportune.
S. N.: Personnellement, je réserverais le meilleur accueil à cette initiative, qui nous délivrerait du sentiment d'étouffement. Faire de Jérusalem la capitale de la justice me paraît naturel. Mais, pour être complètement honnête, je crois que l'idée n'a aucune chance d'être reçue favorablement, ni par les Israéliens ni par les Arabes. Quand deux parties se battent âprement pour la possession d'une même chose, annoncer que l'objet disputé appartient à tout le monde revient à une dépossession aggravante.
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Que suggérez-vous?
S. N.: Il faut partir de la base pour aller vers le sommet, et non l'inverse. La vie quotidienne à Jérusalem peut être régie par une multitude de commissions israélo-palestiniennes chargées de l'enlèvement des ordures ménagères ou de la chasse aux animaux errants, etc. Jusque-là, pas d'obstacle idéologique ou religieux; nul ne s'y opposera, puisqu'il s'agit de coopération. Puis, une fois l'habitude prise de travailler ensemble pour la même ville, on peut passer à l'étape suivante et, de fil en aiguille, parvenir au niveau supérieur, la Jérusalem globale, où l'on pourrait intégrer aux instances de décision israélo-arabes une composante internationale, représentant les chrétiens, mais aussi le reste du monde. C'est seulement ainsi que l'on pourrait atteindre, avec beaucoup de patience, une sorte de corpus separatum qui nous permette de sortir de la question insoluble de l'appartenance.
Par-dessus le problème de souveraineté nationale se pose la question des lieux saints, qui est d'une complexité unique.
S. N.: Pour ce qui est des lieux chrétiens, il n'y a pas de vrai problème; il faut conserver la répartition actuelle, qui remonte aux Ottomans. En revanche, en ce qui concerne les lieux saints juifs et musulmans, je propose de les confier à Dieu plutôt qu'aux hommes, de déclarer que là, cas unique sur Terre, il n'y a aucune souveraineté humaine mais divine. Un kilomètre carré de souveraineté abstraite! Sur la partie où se trouve le mur des Lamentations, le représentant de Dieu serait le gouvernement israélien, agissant en son nom; et sur le Haram al-Sharif - le mont du Temple - ce serait le gouvernement palestinien, oeuvrant au nom d'Allah. Si vous procédez comme l'a fait Clinton, en traçant une ligne de séparation sur le sol en plein milieu du mont du Temple, vous n'obtiendrez jamais un accord, dans la mesure où chaque partie contestera que l'adversaire puisse s'arroger une partie de l'espace sacré. Tout rendre à Dieu, seul propriétaire, équivaut à une approche nouvelle. Partons du stade des émotions pour, progressivement, les transcender.
C'est replacer la religion au centre du jeu, ce qui revient à une vision beaucoup plus musulmane que juive ou chrétienne...
S. N.: C'est surtout un moyen de réduire les antagonismes. Prenez l'exemple du sacrifice d'Abraham, question qui divise. Qui était le fils préféré qu'Abraham était prêt à offrir en sacrifice à Dieu sur la pierre où se trouve aujourd'hui la mosquée d'Omar [la Coupole du Rocher]? Isaac, comme le dit la Bible, ou Ismaël, comme le défendent les musulmans? Le plus important, dans cette histoire, est que Dieu a envoyé un agneau pour remplacer le fils sacrifié, afin de transmettre ce message: «Ne faites pas couler le sang humain sur cette pierre, ne sacrifiez pas vos enfants sur ce roc.» Cela doit nous libérer de l'attachement possessif aux pierres et nous démontrer que la vie humaine a infiniment plus de valeur que la terre sur laquelle elle se déroule. Le monothéisme vise cet objectif, et vous ne pouvez pas dire que cela ne convient pas aux juifs ou aux chrétiens.
R. D.: Peut-on partager une origine commune? C'est toute la question. La réponse est, malheureusement, non. Dieu, contrairement à ce pense Sari Nusseibeh, n'est pas un facteur d'unité, mais apporte la division. Pour la bonne raison que, suivant le monothéisme auquel on se réfère, on ne parle pas du même Dieu.
S. N.: Nous avons là un désaccord majeur. Je crois que Dieu unit et que l'homme désunit. Nous revenons à la dispute entre les partisans d'Isaac et ceux d'Ismaël, qui, je le répète, n'est voulue que par les hommes.
R. D.: Le Dieu dont vous parlez est un Dieu idéal qui ne s'incarnerait nulle part. Or Dieu, sitôt qu'il est incarné, qu'il prend un caractère concret, devient jaloux. A partir de là, les religions rassemblent les individus en les agrégeant, en les opposant les uns aux autres, en les divisant. Il n'y a pas un seul endroit au monde où Dieu unifie - la preuve: les trois monothéismes se détestent et sont incapables de partager leur lieu d'origine, qui est Jérusalem. Car ce Dieu est un Dieu de justice et de châtiment: il n'aime pas les méchants, et le méchant, c'est l'autre. Si je veux imiter Dieu, je dois donc à mon tour juger et châtier l'autre.
S. N.: Ce que vous décrivez est inhérent non à Dieu, mais à l'homme. Prenez l'idéal marxiste et regardez ce que les hommes en ont fait. Prenez le cas de la Palestine et regardez ce que nous avons fait entre nous de l'aspiration la plus noble à la liberté et à la justice de notre peuple. Ce n'est pas l'absolu initial qui est en cause, c'est ce que nous en faisons ensuite. Pour arrêter le cours du désastre, je maintiens que nous pouvons, à tout moment, tirer les leçons de nos propres erreurs en revenant à l'idéal de départ. Je ne suis vraiment pas un esprit religieux mais, quand je lis le Coran, tout ce que je comprends, c'est que le message du respect de la vie humaine est la principale chose à retenir de Dieu. Cela n'est pas un facteur de division, tout au contraire.
R. D.: Je regrette, si l'on veut avancer en politique, il ne faut pas parler de Dieu. Dieu rend les sujets absolus alors que les problèmes politiques sont relatifs. Les questions politiques se résolvent par la négociation entre des intérêts contradictoires; les controverses théologiques sont insolubles parce que la Vérité ne transige pas avec un point de vue adverse. Il n'y a pas de compromis théologique possible entre les monothéismes. Les seuls compromis imaginables sont politiques. Et, pour les faciliter, il faut créer un espace public d'où Dieu soit absent.
S. N.: Comment pouvez-vous détacher le politique du religieux? Vous arracher à Dieu et vous investir dans la politique comme si elle venait de nulle part, comme si elle était une valeur en soi? C'est impossible. La religion, au sens négatif du terme, est un large pan de la politique. Ce qui nous ramène à deux attitudes. Ou bien vous acceptez qu'il en soit ainsi et ce qui est juif l'est pour l'éternité, de même pour ce qui est musulman. Ou bien vous vous y refusez, ce qui est mon cas. C'est pourquoi j'imagine une troisième identité, celle de la «conciliation». Cette identité ne se superpose pas aux deux précédentes et elle ne les renie pas. Elle se situe ailleurs, plus haut, au stade des valeurs humaines, des principes universels qui se trouvent au-dessus des appartenances.
R. D.: Vous pensez réduire les conflits en montant; je pense les résoudre en descendant.
N'est-ce pas plutôt une controverse entre un Oriental et un Occidental...
R. D.: Ou entre un optimiste et un pessimiste...
S. N.: Le passé m'a rendu tellement malheureux que l'avenir me rend forcément optimiste.
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